La
vie du jeune marin
L'équipage
(sur le KarrekVen)
Mon quart
préféré ? Le milieu de la nuit ! Tout le monde dort et moi, je barre
aux étoiles,
rassurée par les souffles des dauphins
sauteurs qui m'accompagnent..
(Sylvie, 18 mois à bord)
Une douzaine de jeunes et un ou deux adultes
, tous aux
manœuvres, aux quarts à la barre, aux expéditions terrestres.
L'adulte sur le
même pied que les autres.
Courbés sous
les rafales, les passants virent,
surgissant de la pluie, le Karrek Ven embouquer la passe d'entrée du
port encombré, aux commandes d'une bande de gamins de
dix à quinze ans, pieds nus. Sans pagaille, sans cris, comme dans un
ballet,
ces marins s'affairaient, légers, rapides, lovaient des amarres,
préparaient des défenses, grimpaient, prêts à bondir, sur la lisse de
pavois. Le barreur vira vers le quai rapidement pour ne pas dériver.
Ensemble, les défenses
basculèrent par-dessus le bastingage pour protéger la coque, plusieurs
garçons, bien qu'encore loin, sautèrent sur le débarcadère, des
cordages atterrirent à leurs pieds, ils les tournèrent sans
hésiter
sur des bollards pour stopper le navire, celui-ci se colla au quai,
occupant
la seule place disponible, sans heurt.
Les passants,
stupéfaits, observaient le spectacle. C'était pourtant la
procédure normale.
Rencontre, dans les Antilles, d'un autre bateau-école de cette
taille. Les jeunes, comme c'est généralement le cas, n'y étaient
que la "manœuvre d'appoint" d'une forte structure adulte : un
capitaine, un matelot, une personne
chargée du "soutien scolaire", une autre de la cuisine et de
l'intendance, un cameraman et peut-être un
maître-nageur.
Là, les jeunes,
comme
à l'école, étaient
toujours sous la responsabilité et la surveillance d'un adulte.
Les interdictions étaient nombreuses : monter dans
le
gréement, prendre la barque sans adulte, se baigner seul, pisser
par-dessus bord sans être harnaché...
L'entretien de ce navire était effectué en chantier par des ouvriers.
Les
jeunes, eux, éventuellement là encore manœuvre d'appoint, étaient
plutôt aux cours, dans le carré.
Impossible, à l'Ecole en Bateau :
- parce que l'
aventure
était dans cette prise même du bateau par les jeunes,
- parce que l'
école était
en cela : tout faire, tout assumer.
L'adulte leur laissait donc la place, l'initiative. Il participait à
tout, comme n'importe lequel d'entre eux, avec quelques domaines où son
âge le mettait plus à même qu'un jeune d'agir : négocier un contrat
avec
une télévision, veiller
au montage d'un film, présenter une demande de fouilles, en diriger le
rapport final, déclarer l'entrée du navire aux autorités qui n'auraient
pas accepté qu'un "mineur" s'en charge...
L'Ecole
fonctionnait de façon permanente, son équipage seulement
réduit
aux vacances familiales d’été.
(Ages
et durée des séjours >>>)
Le
monde de la mer est encore masculin. Les filles
n'arrivèrent que 5 ans après les débuts de l'Ecole en Bateau, en
moyenne deux pour dix
garçons (le double des
marines occidentales). Quelques unes décrochèrent, se sentant
en minorité, les autres
furent équipières à part entière, comme les garçons.
La vie à bord
Je croyais que
ce seraient des vacances, je n'avais pas compris que
l'objectif était de prendre des responsabilités !
Mon
copain qui m'avait fait venir ne me l'avait pas montré comme ça...
(Ben, 16 mois à bord)
Ce ne fut jamais un
groupe d'enfants avec horaires et moniteurs.
Ce fut un groupe d'amis, de copains, chacun responsable, effectuant
sa part d'un projet commun.
Sur le Karrek Ven, plus de cabines. Ils abattirent les
cloisons et firent
naître un atelier et un grand carré, lieu de vie et d'étude.
Coucher sur les banquettes, sur le
plancher, sur le pont et, dès l'Amérique, en hamacs.
Toilette, lessive et vaisselle, à l'eau de mer. Chacun
s'occupait de son
linge.
Le navire était le lieu de vie et de travail d'un groupe en expédition
ou recherche. Rien à voir, donc, avec un bateau de loisir pour une
sortie en mer.
Deux moments distincts et différents : au mouillage (une grande
partie du temps, pour pouvoir explorer, fouiller des sites
archéologiques) et en
navigation (pour le plaisir de naviguer, pour découvrir, ou pour se
rendre quelque part).
Au
mouillage
- En se levant, on
s’inscrivait sur le tableau des
tâches : les repas de midi et du soir, les vaisselles de midi
et du soir,
les nettoyages et les courses.
Ce système simple permettait que ces tâches s'exécutent en leur temps
et que seul s'en soucie celui qui s'en était
chargé.
- Ce qui prenait
beaucoup de temps ! L'entretien du bateau, des voiles, des
moteurs, la peinture,
- la re-peinture...
- Et la
re-re-peinture, et dérouiller la rouille...
Prenait aussi du temps le traitement des recherches et des expéditions
à terre
(articles, rapports, montages video).
Certains se
spécialisaient (travail du bois, comptabilité, rédaction, photo,
travail sur ordinateurs).
Ceux qui savaient (généralement les "anciens" et les adultes)
enseignaient à ceux qui ne savaient pas encore.
Les projets étaient collectifs (reconstruire la timonerie, fouiller tel
site indien juste découvert, réaliser un film, un numéro du magazine du
bord, etc.). Pas d'embrigadement, cependant : chacun pouvait trouver sa
place suivant ses talents, ses goûts,
soit directement dans le projet dont les facettes étaient toujours
multiples, soit dans ses à-côtés (logistique, par exemple).
Caréner
le Karrek Ven sur un chantier
prenait jusqu'à 6 semaines
tous les 18
mois. Un temps de travail intense dans une ambiance plutôt
enthousiaste, car pour les jeunes, c'était un moment qu'ils n'auraient
le plus souvent l'occasion de vivre qu'une fois durant leur séjour.
- Qu'est-ce qu'il
est gros ! J'aurais jamais cru !
Caresses et soins au brave compagnon. Chasse aux tarets, les méchants
petits vers. Calfatage des fuites. Changement des pièces de bois en
mauvais état. Grattage, brossage, peinture...
- T'es beau,
maintenant, va !
Explorations à terre, l'équipage
se
scindait en deux, puis les groupes permutaient.
- On prend les
tentes ?
- Evidemment !
Y'en
a pour une semaine ! On escalade le Roraima, fait froid,
là-haut !
- Si' fait froid, y'a pas d'Indiens !
- Ils vivent en bas, c'est leur montagne sacrée.
- On prend le magnétophone ?
- A ton avis ?
-
Pour les légendes, mais tu
parles Pémon
?
- On se
débrouillera.
Près des lieux de
mouillage, les
fouilles
archéologiques, ou les
recherches historiques, ethnologiques

Expéditions
et recherches,
pouvaient s’accompagner de
reportages,
effectués également
par le groupe. Belle occasion de rencontres. Car un navire n'appareille
pas pour rester en mer, mais pour aller voir, de l'autre
côté !
Découvrir,
rencontrer ! C'était, avec les travaux, l'essentiel de
la vie du groupe.
(Rencontres
>>>)
Baignade, exploration
sous-marine...
- C'est dans le
programme ?
- Le programme, on
le fait ensemble, non ?
Les repas étaient conviviaux. Les temps de baignade
et de toilette à l'eau de mer, aussi.
Et, souvent, à cinq
heures, tea-time !
Au soir, discussions, projets, visionnage de vidéos, et lecture,
beaucoup de lecture. Rares furent ceux, même non-lecteurs en arrivant,
qui ne s'y mirent pas.
En
mer...
... pour explorer une côte, gagner un autre lieu, bien sûr,
mais parfois pour le simple
plaisir de naviguer, et pour l'aventure car, quitter la terre de vue,
c'est toujours se lancer dans l'aventure.
Difficile de travailler en mer. L’atmosphère en était
donc souvent
vacancière : bains à la traîne du bateau, pêche, lectures,
discussions, rêveries, interrompues par des manœuvres qui mobilisaient
tout l'équipage.
Ou bien, la lutte avec les vagues, la pluie, le vent quand
forcissait la brise. Réduire la voilure sous les paquets de mer, se
dépasser, plaisir profond de l'affrontement physique.
Mal de mer ? Le lot du
marin...
C.,
cramponné à l'avant du navire, s'offrait en chantant à
tue-tête aux déferlantes, pour contrer son malaise.

Navigation de jour, comme de nuit si nécessaire. Les quarts
de nuit se prenaient deux par deux, un à la barre, l’autre
à la veille et aux calculs nautiques, alternativement durant deux
heures.
Naviguer était le
grand moment, un moment de vérité. Le temps du marin, de
l'aventurier, le temps de l'équipage.
Le navire était beau, sous voiles.
Les travaux du mouillage prenaient alors leur signification.
Il y eut de grandes navigations, comme en mer Rouge ou pour traverser
l'Atlantique, remonter l'Orénoque...
Des arrivées étaient magiques : arrivée à New-York, devant la statue de
la Liberté ; arrivée aux Antilles, tant rêvées.
A
travers cette vie active,
chacun apprenait, se découvrait des aptitudes, des talents qui le
conduisirent souvent plus tard à une
profession en conséquence (marine
marchande ou de plaisance, reportage, archéologie, recherche
scientifique, monitorat ou enseignement, ébénisterie, artisanat, arts
graphiques, informatique).
La majorité des tâches et la navigation nécessitaient la coopération.
En naissait une
conscience
générale des opérations à
effectuer
Transmise des anciens aux nouveaux, cette conscience faisait
que chacun
savait ce qu'il y avait à faire et s'exécutait
sans que des ordres
soient nécessaires.
Collaboration, projet collectif, tous dans le même bateau, en somme,
mais avec une bonne marge d'indépendance. Chacun y disposait
d'une
certaine latitude dans l'organisation de son temps et le choix de ses
activités. Sauf s'il débutait, personne ne le contrôlait. Ce n'était
pas nécessaire.
Ni ouvrier avec
contremaître, ni écolier avec professeur; plutôt un
artisan, manuel ou intellectuel, voire un créateur.
- Mine de rien,
ça demandait quand même
de se pousser !
(Des
indépendants >>>)
Les
réalisations
au mouillage, l'
ingéniosité
déployée pour tel travail,
la
hardiesse
aux manœuvres,
la
fierté
de mener ce bateau, de
s'adonner
à des activités généralement
fermées à cet âge,
... valorisaient même le plus timoré.
Chacun se sentait
un élément important de
l’aventure.
Le nouveau-venu, avait fort à faire pour se glisser
dans
cette
peau
inimaginable pour
un écolier, de marin, de chercheur, de
compagnon d'un groupe autonome où l'on attend vite de lui... qu'il
sache se
débrouiller et contribuer ! Et bien !
Les
relations entre
les membres du groupe.
Ca me changeait de l'école : pas
une bagarre !
Au
début ça me
manquait, et puis je m'y suis fait, et même ça me plaisait mieux..
(Roger, deux ans à bord)

Les relations étaient
bonnes, dans
l’ensemble, et les agressions physiques quasi inexistantes. La vie
active, les
responsabilités à assumer, la paix du large ou des mouillages en pleine
nature,
la coopération, favorisaient ce bon climat relationnel.
Comme
dans tout groupe, de petits clans pouvaient se former,
des
ressentiments se développer, mais chez des jeunes, et dans le feu de
l'action, on oublie vite.
Des
amitiés naissaient, qui se perpétuent encore aujourd'hui.
Ces jeunes
menaient une vie peu commune, totalement responsable, affrontaient
des dangers...
La cohésion du groupe y gagnait, ils étaient fiers d'en être.
C'étaient toujours
des jeunes,
mais plus des "mineurs", ils exigeaient un traitement à
égalité de
la part des majeurs qu'ils rencontraient et, généralement,
l'obtenaient par leur comportement qui le justifiait.
La
coopération amicale, égalitaire, entre les âges (préadolescents,
adolescents,
jeunes gens) s'étendait tout naturellement à l'adulte qui
travaillait
avec
eux aux mêmes tâches et vivait
comme eux.
Cette
égalité de statut
et de relations entre les âges était annoncée dès la
candidature.
Bien des jeunes venaient aussi pour cela. Mais elle était
tellement normale à bord que personne ne pensait plus à en
parler, pas
plus que lors les grandes réunions à terre.
D'aucuns
auraient pourtant gagné à en débattre, pour préparer leur
positionnement
au retour, dans une société basée sur les classes d'âges.